Le management “par projet” ou la mort du métier d’enseignant

mardi 21 juin 2011

C’est paradoxalement derrière les attendus novateurs et
les ruptures revendiquées avec l’ordre ancien de l’élitisme
républicain qu’il nous faut relever les germes des futures
régressions professionnelles et malaises existentiels dans
l’Education Nationale.

En effet, c’est une mort annoncée du métier dans sa philosophie
même qui est en oeuvre avec l’application de la
réforme Chatel qui, à l’image de la révolution managériale
des années 80/90 (les NFOT : nouvelles formes d’organisation
du travail) dans l’industrie, s’est appuyée sur une
critique assez partagée du système scolaire
traditionnel. Rappelons brièvement
que les NFOT se sont imposées dans la
vulgate de l’encadrement du secteur privé
avec pour objectif de remotiver les salariés
en réhabilitant l’initiative individuelle,
en enrichissant les tâches grâce au travail
d’équipe et à partir d’une utilisation
intense des nouvelles techniques de communication.
Le point d’appui de cette
idéologie nouvelle : une critique qualitative
et radicale de la division traditionnelle
du travail et l’épanouissement du salarié
au travail comme critère majeur de motivation
et d’employabilité, plutôt que le
pouvoir d’achat et la défense des acquis
sociaux (c’est la « critique artiste » de l’entreprise
qu’ont analysé Boltanski et Chiapello dans «  Le
nouvel esprit du capitalisme
 » et qui est opposée à la « critique
sociale
 » dépassée et « ringarde »).

Du passé faisons table rase

Sur le même mode, Luc Chatel parachève l’évolution
initiée par Claude Allègre et ses relais médiatiques, politiques
et syndicaux au tournant des années 2000. La critique
du système scolaire sur sa forme, de ses lourdeurs et
dysfonctionnements a pu fédérer les médias, les associations
de parents d’élèves, certaines mouvances associatives
et syndicales progressistes acquises à l’avance à tout vernis
moderniste en matière de pédagogie.

Le projet ministériel insiste lourdement sur les insuffisances
des lycées français depuis une décennie (50.000 élèves
quittent le lycée avant le bac chaque année, un étudiant
sur deux échoue à l’Université), et relativise ses avancées
(26% d’une génération accédait au bac au début des
années 80, 66% aujourd’hui dans les bacs généraux, technologiques
et professionnels). La réforme en cours mise
sur la vertu entrepreneuriale et l’efficience des technologies
sociales initiées dans le cadre des sciences de l’éducation
pour aborder la question de l’échec à l’école. S’il s’est
agi de réformer pour "favoriser la réussite de tous", cela l’a
été pourtant sans chercher à renforcer le niveau des élèves
ou soutenir les élèves en difficulté. Il ne s’agit que de faire
évoluer l’orientation vue comme le vecteur principal d’échec,
les élèves décrocheurs sont simplement "mal orientés".
La corrélation entre l’origine sociale et les dispositions
scolaires n’est absolument pas prise en considération,
pas plus que celle entre l’origine sociale et l’orientation !

Une nouvelle organisation « en rupture »

Aussi, on présente la mutation actuelle comme une rupture
avec l’organisation lourde et uniforme des savoirs et de
l’enseignement à l’ancienne, et sa culture obsolète (puisqu’aujourd’hui,
les savoirs sont partout et multiformes !!).
On oppose à l’enseignant isolé qui transmet des connaissances
et des méthodes de travail dans un collectif « frontal »
qu’est l’équipe disciplinaire ou pédagogique, une
structure flexible qui sait s’adapter à des demandes segmentées
d’élèves usagers-clients dans une analogie frappante
avec les NFOT qui dans les années
80 visaient à s’adapter à la différenciation
des produits exigés par les consommateurs.

A des structures administratives régies
par des règles strictes, mais qui laissaient
toutefois quelques marges de manoeuvre
et une relative liberté pédagogique à
chacun, sont appelées à succéder des
pôles d’enseignants aptes à identifier les
besoins (évidemment variables selon les
élèves et les classes), à définir les projets,
à mettre en oeuvre les moyens, à évaluer
les résultats atteints pour arrêter et justifier
le montant des dotations en moyens
dans une illustration générale de l’éthique
capitaliste du calcul permanent des coûts et avantages.

Que cent projets s’épanouissent !

Mais le coeur de la réforme réside dans l’introduction du
tutorat et de l’accompagnement personnalisé, présentés
comme un temps et un espace de liberté pédagogique
adaptés aux besoins réels et fortement différenciés des élèves, le tout emballé dansun répertoire sémantique proche de celui des milieux de la formation au
« coaching ». En pratique, on enjoint les enseignants à encadrer, accompagner,
guider, informer, aider à construire un projet d’orientation, et ce en phase
avec l’idéologie politiquement dominante du moment qui appelle de ses voeux « l’épanouissement de l’élève » comme objectif majeur de la scolarité.

Or, s’assigner un tel objectif n’est plus conciliable, à
moyens constants, avec celui de la formation et de l’émancipation
du citoyen : instruction et épanouissement ne
sont pas antinomiques… mais en tout cas pas synonymes
 ! La transmission de savoirs, l’éducation à la raison et à
l’esprit critique, la recherche d’une autonomie intellectuelle
sont des priorités d’une toute autre ambition que
des réponses calibrées à des « demandes » individuelles d’épanouissement.
Pourtant, l’enseignant reconnu de la
réforme Chatel n’est plus celui qui instruit ses élèves et qui
se pose les questions sur la façon dont il transmet son savoir,
mais celui qui élabore des projets et surtout les affiche s’il
veut les reconduire.

Une gouvernance par projet

En toute logique, une gouvernance par projet se prépare et
les pressions des directions sont déjà multiples : les projets
conditionnent les moyens dans une inversion radicale des
repères logiques, quand on conditionne l’attribution des
heures d’accompagnement aux projets d’équipes, pour
une sélection finale au sein des Conseils pédagogiques
dont rien ne laisse penser qu’elle ne valorisera pas les plus
ostentatoires et ronflants. Mise en concurrence des équipes
pédagogiques et disciplinaires, contrôle hiérarchique
plus ou moins tatillon et favoritiste, redistribution horizontale
des missions de contrôle et d’évaluation de notre
travail, on connait la vocation caporaliste des conseils
pédagogiques et on imagine déjà la pression qui va s’exercer
sur les collègues les plus précaires.

De même, on peut aussi envisager un certain nombre de
réactions négatives, voire agressives, du public lycéen de
milieu défavorisé qui ne tardera pas à ne plus être dupe de
ce renoncement généralisé à la remédiation des inégalités
scolaires et sociales.

Une pénibililité de plus en plus grande du métier

C’est donc dire que les lendemains enseignants s’annoncent
difficiles, quand tout l’acte d’enseigner se voit à ce
point dénaturé et dévalorisé par ces nouvelles priorités :
quand la liberté de bâtir des projets empiète sur l’égalité
de traitement dans les établissements, quand les rivalités
et la compétition pour l’audience étouffent toute possibilité de coopération, quand les effets d’annonce priment sur les ambitions de culture générale à long terme, on devine une évolution comparable à celle que les enquêtes sociologiques sur les
NFOT ont révélé de la pénibilité actuelle : accroissement de la pression psychologique, intériorisation des contraintes de succès, culpabilité individuelle,
perte d’estime de soi des collègues les moins performants par le rappel à l’ordre des membres du collectif intéressés à la récompense.

On ne peut, pour conclure, que s’étonner et déplorer
de voir que malgré les ravages déjà causés par l’introduction
du paradigme libéral de la concurrence de
« tous contre tous » dans le privé et bon nombre d’organisations
administratives, son habillage pédagogique
ait pu abuser autant de monde.

Les projets au service de la réussite de tous les élèves, c’est oui !

Les projets au service de la concurrence entre écoles, entre établissements, entre personnels, c’est non !


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