Refonder… Oui… mais où sont les fondations ?

Pierre Frackowiak
vendredi 1er février 2013

Dans une interview donnée au JDD, Claude Lelièvre présente, comme des
leviers déterminants de la refondation, cinq décisions : le rétablissement de la
formation initiale, le dispositif plus de maîtres que de classes, l’introduction
d’un enseignement moral et civique, la rénovation du collège unique, la
création de deux conseils, l’un pour les programmes, l’autre pour l’évaluation.

Si je me réjouis du fait que l’éminent historien, que je connais et que
j’apprécie, ne succombe pas à la tendance générale de focaliser sur le temps
scolaire en occultant les questions de fond de la refondation, si je souscris aux cinq
points qu’il souligne, j’ai le regret de constater que ,comme beaucoup d’experts, et
peut-être comme le ministre lui-même, sa réflexion reste figée au sommet de la
pyramide, dans l’entre soi des décideurs et des universitaires, négligeant les réalités
du terrain, les obstacles aux réformes et une grande partie de ce qui peut rester
d’humain dans un système que l’on s’est évertué, en particulier depuis 2007, à
techniciser, à administratiser, à déshumaniser,

En imposant, à la rentrée de septembre, la continuité des politiques
régressives précédentes, même les plus contestées, le ministère s’est privé
d’un seul coup de l’opportunité de réconcilier les enseignants avec leur
institution.
Cette décision, lourde de conséquences, a, par contre, soulagé une
grande partie de l’encadrement qui, bien au-delà de l’invocation à la loyauté, s’était
souvent comporté en propagandiste des politiques ultra libérales, allant jusqu’à
menacer et sanctionner durement tous ceux qui, au nom de la liberté pédagogique,
avaient choisi de rechercher d’autres voies pour atteindre les objectifs fixés. Ils
s’attendaient à devoir dire le contraire de ce qu’ils avaient asséné durant 5 ans. La
continuité cautionnée a même permis un renforcement des exigences. Les indigents
programmes scolaires de 2008, l’aide personnalisée, l’évaluationnite, les
programmes d’animation pédagogique mauvais substitut de la formation continue
supprimée, le renforcement systématique des contrôles et de l’infantilisation des
acteurs, ont fait leur oeuvre. Le scepticisme, puis la conviction que rien ne changera,
que « droite et gauche, c’est pareil », ont accru la défiance et ont sans aucun doute
exacerbé les tendances au conservatisme et au corporatisme. Quand on ne se sent
pas mobilisé, quand on n’est pas enthousiasmé, la tendance naturelle, humaine,
normale est de se protéger et de protester contre les injustices dont on estime être
victime.

Souffrance et résignation

On a ainsi largement ignoré la souffrance accumulée des enseignants.
La manière de fustiger leur opposition au passage à 5 jours, considérant que, dans
l’intérêt des enfants, ce n’était pas dramatique de travailler 5 jours plutôt que 4, dans
la mesure où le temps total était le même, le procès qui leur a été intenté au vu de
leur action syndicale, ont considérablement accru leur rancoeur mal comprise. Non,
ce n’est pas pareil de travailler 4 fois 6 heures que 4 fois 5h15 + une fois 3 h. Tous
ceux qui ont un peu travaillé en école maternelle ou élémentaire savent que 45
minutes de moins sur la journée, cela ne « se sent pas vraiment », mais qu’une
journée de plus à aller à l’école pèse lourd à un moment où l’exercice du métier est
de plus en plus pénible et au terme d’une période d’autoritarisme, d’infantilisation, de
pilotage pesant par les résultats, où les contrôles incessants et la paperasse
envahissante ont fait des dégâts considérables sur leur moral. L’annonce de
l’augmentation prévue du nombre de postes d’inspecteurs, même en prévoyant
d’alléger leurs tâches administratives, a plutôt fait rire dans les cours d’école. Les
enseignants ont besoin d’accompagnants bienveillants, d’ex-pairs-experts pour les
aider à problématiser et à chercher, et non de contremaîtres ou de juges, de feuilles
de route et d’incantations.

Notons dans le même temps, sans reprendre le débat sans fin sur le temps de
l’élève, que la mesure passe bien médiatiquement, mais que si l’on veut éviter la
politique de l’apparence et des cases cochées sans s’intéresser aux contenus, il vaut
mieux rappeler à ceux qui l’ont manifestement oublié que pour organiser une activité
sportive, artistique, scientifique, littéraire ou autre, il faut un temps pour la mise en
place et les consignes et pour le rangement avant de sortir. On ne peut pas faire
grand-chose en 30 minutes voire moins, sauf de la garderie, de l’aide aux devoirs, ou
des activités qui ne nécessitent ni préparation matérielle, comme le chant, si sortie
de l’enceinte scolaire. On sait très bien que le danger existe. Le pouvoir précédent se
satisfaisait de l’affichage des apparences sans ce soucier de la réalité, on espérait
que l’alternance permettrait d’envisager une autre ambition.

Je ne suis pas sûr que l’on ait bien mesuré la gravité et l’ampleur de la
situation.
Les enseignants du premier degré ne manifestent pas facilement, ne
se rebellent pas fréquemment, même quand des comportements hiérarchiques
à leur endroit sont parfaitement scandaleux.
Je ne prendrai qu’un exemple,
extrêmement fréquent : dans aucun métier, on n’accepterait d’être prévenu d’une
prochaine inspection, toujours stressante, ce qui pose déjà un problème en soi, sous
la forme : « vous recevrez ma visite entre le 1er et le 15 du mois prochain avec 14 ou
15 pages de notice à remplir ». Je ne suis pas sûr que les responsables syndicaux
qui n’exercent plus mesurent eux-mêmes la gravité de la situation car leurs
adhérents, peu nombreux malheureusement, ne se plaignent pas de ces abus
auxquels ils se sont habitués.

La résignation a gagné un grand nombre d’entre eux. Les passionnés, les
innovants courageux (capables d’affronter leur hiérarchie soupçonneuse), les
militants des mouvements pédagogiques ne sont pas légion. De plus, l’arrivée dans
le corps d’enseignants non formés qui n’ont jamais entendu parler de Freinet, de la
rénovation pédagogique des années 1970, de la loi de 1989, etc, a modifié le climat
des écoles. Beaucoup d’entre eux soutiennent les politiques réactionnaires qui
correspondent à ce qu’ils connaissent et ont, le plus souvent, vécu et ne
comprennent pas que leurs collègues progressistes puissent rechercher des
méthodes beaucoup plus compliquées à mettre en oeuvre que la possibilité, plus
confortable, « de faire une page de manuel par jour » avec une tonne d’exercices
d’application… C’est ce que les nouveaux vieux programmes de 2008 les poussaient
à faire. Il est vrai que c’est beaucoup plus simple que l’observation réfléchie de la
langue, que la pédagogie de résolution de problèmes, que la construction des
savoirs et des compétences par une démarche active des élèves eux-mêmes.

Comment mobiliser ces enseignants pour qui rien n’a changé depuis la
rentrée, auxquels personne n’a parlé de la refondation depuis juin 2012,

comme s’il ne s’était rien passé dans notre pays ? Comment peuvent-ils
comprendre que tout ce que la gauche avait critiqué perdure en attendant le résultat
de commissions dont certaines seront présidées par des penseurs des politiques
précédentes ou par des administrateurs fort éloignés de la pédagogie ? Comment
peuvent-ils comprendre que des recteurs et des DASEN nommés par la gauche, et
donc des inspecteurs, puissent maintenir les mêmes exigences parfois, avec un zèle
accru, que sous le régime ultra libéral autoritaire précédent ? Comment peuvent-ils
se mobiliser alors que s’il ya bien eu concertation au niveau national, avec les
responsables syndicaux nationaux, à aucun moment, et encore aujourd’hui,
personne n’a jamais pensé qu’il fallait des concertations à la base entre les
enseignants, les parents, les élus, qu’il était possible de faire appel à l’intelligence
collective avant de faire dégringoler des textes du haut de la pyramide, que les
équipes étaient parfaitement capables dans un climat de confiance d’élaborer des
projets, de faire des propositions avant que la machine administrative et ses usines à
cases ne se mette en marche forcée. Recteurs et DASEN viennent de se réveiller.
Pour garder la maîtrise du système, ils proposent leurs services aux élus, ignorant
complètement les mouvements d’éducation populaire et le secteur associatif en
général, leur proposant même de les aider à mettre en place des projets globaux
pour lesquels ils ne sont pas compétents, emprisonnés qu’ils sont dans le scolaro-
centrisme traditionnel.

Au pied du mur… Au bord du gouffre…

Nous sommes au pied d’un mur avec la persistance d’une continuité
entretenue et cautionnée que personne ne peut comprendre. Il est vrai que les plus
hauts responsables des réformes sarkozistes, du pilotage par les résultats, du
formatage des cadres sont restés longtemps aux manettes après l’alternance et sont
toujours dans les parages, voire récompensés avec des postes prestigieux.

Et nous sommes au bord d’un gouffre avec le syndrome de la loi Jospin qui
a été absorbé par la ouate institutionnelle et abandonnée sans une larme y compris
par ses auteurs et leurs amis faute d’avoir été préparée, portée, régulée. Avez-vous
remarqué que personne ne parle de la loi Jospin alors qu’elle avait été une tentative
de refondation et que le concept de l’élève au centre dont tant de conservateurs se
sont moqués devra évidemment être repris si l’on veut vraiment refonder un jour.

On a parfois l’impression que tout est fait pour que ça rate. La frénésie de
textes ne peut rien y changer, au contraire. Tachant de rattraper le retard pris dans la
communication au peuple et aux enseignants, on sort un projet de décret par jour
alors que les fondations n’ont pas été reconstruites sur un modèle nouveau. On
répare, on rapièce sans avoir changé le fond : finalités, objectifs généraux,
programmes, méthodes, gouvernance, hiérarchie. On fait des annonces sans avoir
rien fait pour rétablir le minimum de confiance nécessaire à la mobilisation des
acteurs et sans avoir pensé que la refondation n’était pas possible sans avoir mis au
point une pédagogie de la réforme et un programme de transformation du système
incluant les questions fondamentales de gouvernance.

Il aurait pourtant été facile d’annoncer la suspension des programmes de 2008
qui ont été imposés brutalement, sans la moindre concertation, avec un autoritarisme
débridé, et de donner une grande liberté aux enseignants pour reprendre ceux de
2002, pour expérimenter de nouvelles approches du savoir et en rendre compte,
pour expérimenter. Il aurait été facile de suspendre les évaluations stupides et de
faire confiance aux enseignants. Il aurait été facile de donner les heures inutilement
consacrées à l’aide personnalisée unanimement condamnée et les heures
d’animation pédagogique aux contenus généralement imposés pour que les cases
soient remplies ou pour contribuer à la propagande, permettre aux équipes
pédagogiques d’aller dans chaque établissement à la rencontre des parents, des
animateurs, des élus, des centres sociaux … sur le terrain, Il aurait facile de
suspendre pour trois mois le système d’inspection et de contrôle infantilisant et
désuet pour demander aux inspecteurs d’accompagner positivement la réflexion
collective.

Comme toujours, on a pris les problèmes à l’envers, persuadé que rien
ne peut venir hors des relations verticales descendantes et que les relations
réciproques ou horizontales sont du temps perdu.

Des leviers sans points d’appui solides

Si l’on prend un par un les leviers présentés par Claude Lelièvre, avec
lesquels on ne peut être que d’accord, on se rend vite compte qu’ils sont bien fragiles
et que l’on ne sait pas où les poser pour qu’ils puissent exercer leur action. On sait
pourtant qu’un levier ne peut être utile que si l’on trouve un point d’appui. Posé sur le
sable ou une belle couche de boue, il est inutile… sauf à son propriétaire qui peut se
targuer d’en avoir un.

Le rétablissement de la formation initiale.
Observons d’abord que rétablir
n’est pas refonder… Et il ne fait aucun doute qu’il s’agit de rétablir, de restaurer,
l’ancien comme s’il était la solution. Or, ce n’est pas la solution, sauf si rien ne
change dans le système. Refonder, c’est concevoir l’école avec une vision
prospective. Que sera le métier d’enseignant demain, dans 20 ans ? Les maquettes
de la formation ont-elles un sens par rapport aux évolutions déjà constatées (l’ennui
des élèves, la part de savoirs et de compétences acquise à l’extérieur de l’école, etc)
et aux évolutions prévisibles et/ou souhaitées ? La question du sens du métier, celle
des finalités, celle de la pérennité du choix des disciplines scolaires, celle des
rapports avec les autres catégories d’intervenants dans un projet de territoire, etc
sont-elles sérieusement traitées ? Y a-t-il débat sur les évolutions souhaitées et sur
les ruptures inévitables ? A-t-on prévu des avancées significatives sur le problème
de la liaison théorie/pratique que nous n’avons jamais résolu en France ? Je crains
que la vision prospective nécessaire n’ait été occultée par les tensions entre
universités, ex-IUFM, éducation nationale, par des questions de gestion, de
positionnement, d’intérêts corporatifs.

Plus de maîtres que de classe.
Excellente mesure. A la condition que le
changement des pratiques soit bien préparé et accompagné (non pas contrôlé). Si
l’on reste enfermé dans le pilotage par les résultats : évaluation de la carence,
détection du négatif, jamais du positif, remédiation, exercices, évaluation, si l’on fait
« de la même chose » pour un petit groupe d’enfants que pour un grand groupe, si
l’on fait « de la même chose » avec un élève que ce qu’il a mis en échec, même
avec une débauche d’explications magistrales supplémentaires, on n’avancera pas.
Si l’articulation avec les RASED, outil indispensable, est conçue par des
gestionnaires et non par des pédagogues, on sera aussi, à nouveau, dans le règne
de l’apparence et de l’illusion.

L’introduction d’un enseignement moral et civique.
Oui, et alors ? Si l’on
n’a pas d’abord redéfini les finalités, changé les programmes, réfléchi aux
comportements de chacun, transformé et ouvert les établissements, on ajoutera un
cours à d’autres cours, une nouvelle discipline sans avoir touché au reste… On me
dit que les circulaires vont suivre. Le contraire serait dramatique. Comme on aura les
conclusions des commissions et conseils dans deux ou trois ans, en attendant, on
continuera comme avant avec une discipline de plus… et sans changement dans les
comportements. Comme les hauts conseils sont composés de hauts fonctionnaires,
de personnalités, de savants, ayant pour la plupart conservé l’image de l’école qui
leur a réussi, qu’ils ont rarement mis un pied dans une classe et pris un groupe
d’élèves, on peut être à peu près sûr qu’il s’agira à nouveau d’instructions qui
dégringoleront du haut de la pyramide.

La rénovation du collège unique.
Observons à nouveau que rénover n’est
pas refonder. Reconnaissons toutefois que l’annonce a le bénéfice de l’honnêteté. Il
est vrai que le fait de créer un nouveau cycle incluant CM et 6ème n’est qu’une
retouche, une formalisation renforcée de ce qui se fait depuis toujours, des réunions
CM2/6ème qui ont toujours échoué, depuis 40 ans, l’aval ayant toujours tendance à
faire le procès de l’amont. Le réel travail en commun de la maternelle à la 3ème
n’existe pas et il est quasi impossible si l’on ne touche pas aux structures. C’est
l’école fondamentale, l’école d’un socle commun, qu’il aurait fallu créer. Il est évident
que l’on n’en a pas eu le courage, que l’on n’a pas osé affronter certains lobbies et
que l’on a ajouté simplement, comme on a toujours su faire, un dispositif auquel
personne ne croit. Les enseignants en rient. Ils savent que cela ne changera rien
sauf en nombre de réunions supplémentaires inutiles et en kg de paperasse
(rapports, comptes-rendus, enquêtes

La création de deux hauts conseils.
Evidemment nécessaire. Surtout si ces
hauts conseils pouvaient intégrer ou associer des gens du terrain qui savent de quoi
ils parlent, qui vivent leur métier au quotidien. On sait comment sont composé les
hautes instances institutionnelles. Il y a les savants et il y a les gueux… Seulement,
on ne peut rien faire sans eux.

Comment se sortir de ce cercle infernal qui fait que personne n’est satisfait et que la refondation est en péril ?

Malheureusement, il y a eu tant d’erreurs commises, tant de lieux qui ont vu la
continuité des politiques précédentes se renforcer, tant d’occasions ratées de
redonner de la confiance et un peu d’enthousiasme, que l’espoir de voir une véritable
refondation disparaît. Alors, on commence à chercher des boucs émissaires pour
dissimuler les carences des politiques. Les enseignants ne penseraient plus aux
enfants et seraient scandaleusement corporatistes. Au regard du travail fourni et de
la conscience professionnelle qui demeures malgré la dégradation des conditions de
travail, les attaques sont profondément injustes. La responsabilité de l’échec ou
d’une réforme de plus sans refondation est à rechercher au sommet de la pyramide.
Il faudrait lui dire, mais elle est si haute !

Peut-être que pour refonder, il faudrait d’abord bousculer la pyramide,
rappeler qu’elle a une base et que la base est capable de grandes choses si on lui
fait confiance, si on la soutient et l’accompagne en valorisant le positif qui seul
permet de construire du mieux.

Peut être même qu’il faudrait revoir le fonctionnement de l’Etat et l’état de la
démocratie en France ? Le pouvoir donné aux experts, coupés de la base, liés au
mépris pour les gens qui ne savent pas, l’incapacité à mobiliser l’intelligence
collective sur un territoire donné, l’impossibilité de supprimer les cloisons, le refus
d’entendre ce que disait Michel Rocard en 1988 : « Les pouvoirs publics ne peuvent
donner spontanément que ce qu’ils ont naturellement : l’autorité et la coercition. Or,
on ne peut rien bâtir avec ces seules armes. »… tout cela peut aboutir à la pensée
unique et à la négation de la démocratie. En matière d’éducation, le danger est
encore plus dramatique, si l’on considère que l’éducation est synonyme de liberté et
d’apprentissage de la liberté dans la confiance.


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