L’école doit transmettre une culture, pas trier les élèves

Débat avec Jean-Pierre Terrail, sociologue
mercredi 16 mai 2012

Coauteur de “L’École commune. Propositions pour une refondation
du système éducatif”, nous avons eu le plaisir d’accuillir le
sociologue Jean-Pierre Terrail dans nos locaux lundi 14 mai. Il
détaille les propositions de son groupe de recherches pour faire
reculer enfin les inégalités scolaires. Nous publions ici avec son
aimable autorisation son interview réalisée par Laurent Mouloud
(L’Humanité).

Quel est l’esprit général de votre essai consacré à l’École commune ?

Jean-Pierre Terrail. La mise en place dans les années 1960-1970
de ce qu’il est convenu d’appeler « l’école unique » a généralisé
l’accès au collège puis au lycée, et permis un formidable essor des
scolarités. Cette expansion démocratique se grippe au milieu des
années 1990, la réussite des apprentissages, notamment à l’école
élémentaire, ne suivant pas l’allongement des parcours. Un
bon tiers des jeunes vont de plus en plus loin dans l’enseignement
supérieur, mais pour les autres rien ne change, et la situation
tend même à se dégrader pour les plus faibles, selon les données
convergentes des enquêtes du ministère et de l’OCDE. De
ce fait, puisque l’échec scolaire affecte massivement les publics
populaires, les inégalités sociales devant l’école sont aujourd’hui
au moins aussi importantes
que dans les années
1960.

Ce constat peut conduire
à deux conclusions très
différentes. Dans un premier
cas de figure, on se
convainc du caractère
inévitable d’un fort taux
d’échec dans l’acquisition
du lire-écrire-compter, qui
semble d’ailleurs confirmé
par son apparente incompressibilité
depuis des
décennies. On se laissera
dès lors aisément séduire
par l’objectif de doter les
élèves en difficulté d’un « 
socle commun de
connaissances et de compétences
 », censé faciliter
leur insertion sur le marché
du travail.

C’est là cependant une façon d’habiller les inégalités scolaires qui
intéresse surtout le contrôle patronal du marché de l’emploi peu
qualifié. On peut adopter une seconde option, et c’est la nôtre,
qui s’appuie sur la conviction, étayée par la recherche, que tout
enfant entré normalement dans le langage doit pouvoir entrer
tout aussi normalement dans la culture écrite ; qui entend s’attacher
à répondre à la demande des familles, qui aspirent dans tous
les milieux sociaux, à plus de 90 %, aux études supérieures pour
leurs enfants ; et qui prend en considération les exigences du
développement démocratique d’une société hypertechnicisée,
lequel suppose en effet une élévation massive de la culture générale
et technologique des jeunes générations. Nous sommes ici
face à un véritable choix de société.

Refuser la solution du « socle commun » implique une analyse de ce qui bloque, aujourd’hui, la démocratisation scolaire…

Jean-Pierre Terrail. Absolument. Les données de la recherche
invitent à distinguer deux types d’obstacles conjoints. Ceux qui
tiennent d’abord au fait que l’école unique a en charge le tri des
élèves, en les mettant en concurrence, et en différenciant leurs
parcours (via redoublements, multiplication des sections « adaptées
 », classes de niveau, orientation et filières). Inéluctablement,
ceux qui entrent avec des ressources moins immédiatement
appropriées à la réussite scolaire sont conduits vers les sorties les
moins valorisées. Mais ils le sont en même temps parce que les
dispositifs pédagogiques qui conduisent leur entrée dans la culture
écrite s’avèrent très insuffisamment efficaces.

Que proposez-vous alors ?

Jean-Pierre Terrail. On ne peut espérer aucune relance de la
démocratisation scolaire si l’on n’agit pas très vigoureusement
sur ces deux registres. Sur le premier, nous proposons que l’école
commune soit déchargée de tout rôle de sélection sociale, et
que lui soit confiée une mission essentielle : transmettre une culture
commune à tous les jeunes, au long d’un tronc commun de
trois à dix-sept ans, sans redoublement ni bifurcations internes.
Rappelant qu’il n’est nul besoin d’être mis en concurrence pour
apprendre (l’accès à la parole, pourtant diablement complexe,
s’opère sans échecs et hors compétition), nous proposons de
supprimer la notation, qui est indispensable pour classer, mais
pas pour évaluer. La suppression des notes et du redoublement
crée les conditions de la réussite pour tous, mais resterait parfaitement
démagogique sans une amélioration massive des apprentissages
cognitifs. Sur ce second
registre, nous estimons qu’un
réexamen d’ensemble des dispositifs
qui entendaient rénover les
pédagogies traditionnelles à partir
des années 1970-1980 s’impose
aujourd’hui. Non pas pour revenir
en arrière, mais pour identifier les
raisons des impasses actuelles, et
retrouver l’intention démocratique
des promoteurs du processus de
rénovation.

Vous insistez beaucoup à cet égard sur l’enseignement élémentaire...

Jean-Pierre Terrail. Comment différer
à dix-huit ans l’entrée dans les
voies professionnalisantes sans réussite
massive des premiers apprentissages
 ? Depuis quarante ans, ceux
qu’on appelle les « publics difficiles
 » ont été identifiés par ce qui leur
manque pour être comme les autres,
et la rénovation pédagogique a été dominée par le souci de
s’adapter à ces manques. Nous pensons qu’il faut maintenant
partir non plus du postulat de leurs déficits, mais de la réalité de
ressources intellectuelles qui sont un bien de « commune humanité
 » et appartiennent à tous les êtres de langage. Au principe
qui nourrit les pédagogies actuelles, « Ne pas nourrir d’attentes
trop élevées à l’égard des enfants des classes populaires afin de ne
pas les mettre en difficulté », nous proposons d’en substituer un
autre, bien différent : « Être très exigeant avec ces enfants pour
leur permettre de réussir. » En leur donnant les moyens, bien sûr,
de se confronter efficacement à cette exigence.

Quelles sont les perspectives de l’école commune ?

Jean-Pierre Terrail. Nous voudrions contribuer à relancer le travail
sur les contenus de la culture commune. En matière de formation
des enseignants, nous insistons sur l’exigence des contenus
de formation (et pas seulement des modalités de recrutement),
et proposons, pour l’enseignement élémentaire, d’en finir
avec l’actuelle polyvalence des enseignants. Et nous posons la
question : quand les responsables politiques de gauche s’empareront-
ils avec force et audace de ce grand enjeu de civilisation ?


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