Enseigner, du métier au travail

vendredi 17 mai 2013

« On ne te demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela, alors mets-toi au travail. »
(Frederick Winslow Taylor)

Le capitalisme naissant a cherché à rendre les travailleurs dépendants
du salaire pour leur subsistance, en confisquant par exemple
les biens communaux, puis en détruisant les métiers. Le
métier, c’est un savoir-faire permettant la maitrise d’une production,
lui donnant un sens, inscrit dans une relation sociale. Avec
Taylor et Ford, le métier est cassé, perd son sens ; les gestes sont
rationnalisés, calibrés, mesurés, détachés de tout lien social, atomisés
en unités vides de sens. Le métier devient un travail, salarié.
L’homme dépossédé de son métier vend son temps et sa
force comme travail, il est devenu un maillon interchangeable de
la production dépendant de son employeur pour sa subsistance.
Avec le toyotisme, l’employeur va rompre la chaine globale de
production pour autonomiser le travail en petits groupes, favorisant
autonomie, autocontrôle, flexibilité et adaptabilité à la
demande, avec l’aide des nouvelles technologies. Le travail
devient source de stress constant en plus d’être une dépendance.
D’autant que les crises successives ont installé un chômage permanent
qui tire le prix du travail toujours plus vers le bas, tandis
que des quantités grandissantes de travailleurs privés d’emploi
subsistent difficilement.

Vers une disparition du métier d’enseignant ?

Cette évolution du métier au travail, le monde de l’éducation la
connait aussi. Notre métier d’enseignant est attaqué de toutes
parts depuis quelques décennies, la doctrine libérale cherchant à
marchandiser tous les services publics.

Détricoter le sens du métier

Pour qu’un métier disparaisse, il faut lui enlever son sens, c’est-à-dire
faire en sorte que le salarié perde la finalité de ce qu’il fait.
Nous formons des citoyens, nous les aidons à développer leurs
capacités intellectuelles, nous formons leur esprit critique, nous
partageons la culture pour que les enfants que l’on nous confie
deviennent des adultes responsables, émancipés et autonomes.
L’idéologie en place tend au contraire à réduire l’enseignement à
des objectifs productivistes : livret de compétences, socle commun,
« 80% d’une classe d’âge au bac »… permettant non pas
l’inscription des individus dans la citoyenneté, mais leur adaptabilité
au monde de la production et de la consommation de
masse. Cela ne peut se pratiquer sans sélection : les évaluations
internationales et nationales sont là pour trier, sélectionner,
orienter, exclure, choisir qui produira et qui chômera, qui
consommera et qui survivra, qui commandera et qui obéira.

Oter la maîtrise de notre savoir-faire

Pour qu’un métier devienne un travail, il faut aussi que le salarié
perde la maitrise de son savoir-faire : l’enseignant ne sera donc
plus formé, ou formé à minima. La formation initiale est supprimée
ou réduite au minimum, la formation continue disparait.
Enseigner ne relève du coup plus d’une culture sociale qui s’apprend
et se partage, mais renvoie à la nature de l’individu et à un
prétendu « don ». La richesse des divers courants pédagogiques
n’est plus enseignée. Pire, la pédagogie elle-même est décriée,
qualifiée de doctrine idéologique qui sape l’éducation, alors
qu’elle est le coeur du métier ! L’enseignant débutant est ainsi
renvoyé à son supposé « don » et à son expérience pratique personnelle
d’élève pour transmettre les savoirs, sans avoir accès à la
théorie pédagogique qui fonde toute pratique, à la didactique qui
l’articule, sans avoir donc la possibilité d’exercer un regard critique
sur son travail et de le rendre perfectible. Pourquoi faire
d’ailleurs, puisqu’il s’agirait d’un « don inné » ? Ne plus penser,
ne plus réfléchir, laisser cela à d’autres payés pour ça, et appliquer
un programme et des procédures. Travailler, quoi…

L’échec devient alors une affaire personnelle, qui ne peut trouver
sa source que dans l’individu, sans remise en cause du système
ou de la société. Cela entraine une rupture du lien social dans l’école
 : si l’élève n’apprend pas, c’est sa faute ; et sa « paresse »
pénalise les autres. Discours récurrent dans l’idéologie libérale :
le chômeur est responsable de sa situation ; pire, il pénalise les
autres par son statut « d’assisté ». Les victimes du système sont
érigées en coupables, stigmatisées, exclues. On dresse les divers
acteurs du monde scolaire les uns contre les autres. On inverse
aussi les présupposés éducatifs : tout individu n’est plus considéré
comme éducable, mais éducable en fonction de données
sociologiques prédictives, d’une destinée, en quelque sorte.

Précariser

Pour qu’un enseignant soit un travailleur, il faut qu’il devienne
un rouage interchangeable à tout poste de la machine éducative.
Il faut qu’il soit polyvalent, mobile, flexible. Il ne faut pas qu’il
soit protégé par un statut. D’où le recours de plus en plus massif
à des travailleurs précaires, à tous les niveaux, mal ou peu qualifiés,
sous payés. Les deux premières étapes de la destruction de
notre métier évoquées plus haut sont déjà largement entamées,
cette dernière étape se met insidieusement en place : on entre
peu à peu dans le toyotisme. L’outil numérique vient tout standardiser,
enregistrer chaque évaluation, chaque comportement.
L’acte d’enseigner lui-même est de plus en plus dématérialisé en
« classe virtuelle », jusqu’à l’absurde ultime rêvé, l’enseignant virtuel,
machine distributrice de contenus disciplinaires déshumanisés
et directement calibrés pour les besoins des employeurs et des
distributeurs de biens, machine répressive au besoin.

Big Brother, Orange Mécanique et les Sous-Doués réunis en un
cauchemar technico-libéral.

Les terrains d’expérimentation

L’université et le secondaire en sont les premiers champs d’application
 : autonomie des établissements, évaluations internes des
équipes par les chefs d’établissements, territorialisation grandissante
des formations et bientôt de l’orientation… Les outils
numériques et biométriques normalisent et trient les individus,
enregistrent et surveillent tout, déshumanisent tout. La culture de la
performance et du résultat, par comparaison, entraine au sein de
chaque établissement la culture du bouc émissaire, du maillon faible
qu’il faut exclure pour maintenir un bon niveau, l’objectif défini par
d’autres, attendu par le système, en dehors de toute qualité humaine.
Insidieusement, par la précarisation galopante et la multiplication
des intervenants extérieurs, l’acide du libéralisme ronge notre statut
d’enseignant pour le réduire à une carcasse interchangeable,
standardisée de travailleur de l’éducation, flexible, adaptable à
toute situation, tout enseignement. Ne pouvant attaquer le statut
de l’enseignant de front, il le sera insidieusement, par petites
touches « innocentes » parées de bonnes intentions, comme se
fut le cas à la Poste, finissant par réduire les personnels sous statut
à un îlot minoritaire stigmatisé comme privilégiés.

Quand notre statut aura disparu, toute notion de service public
d’éducation aura alors disparu aussi. L’éducation sera devenue
une marchandise, « servie » par des travailleurs de l’éducation
sous-qualifiés, mal payés, sans vision éducative et émancipatrice.
Ce qu’a subi la production industrielle, l’agriculture, l’hôpital,
nous le subirons aussi. Et ce n’est pas la « refondation » annoncée
qui changera la donne : elle ne remet pas en cause les orientations
libérales engagées par les précédents gouvernements.


Agenda

Array

<<

2024

 

<<

Avril

 

Aujourd’hui

LuMaMeJeVeSaDi
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
293012345
Aucun évènement à venir les 6 prochains mois